la possibilité du bonheur

Publié le par quanterre

http://www.tierslivre.net/spip/local/cache-vignettes/L420xH280/arton1526-23bd9.jpgFranz Kafka (Prague 1883 - Vienne 1924) parle des choses habituelles de manière inhabituelle. Ses récits sont embarrassants, il y est question de personnages bornés, d'esprits petit-bourgeois. Mais cet artiste mort prématurément montre aussi un autre côté, un côté plein d'intérêt pour quiconque se veut chercheur de vérité.
 
A en juger par son journal et ses lettres, il apparaît que la méchanceté, l'inintelligence et la déraison du monde le faisait souffrir jusqu'à la haine et l'anéantissement. Franz Kafka aspirait inlassablement à la reconnaissance et à l'amour sans les trouver, et à l'égard des puissances invisibles il se sentait d'une culpabilité proche du délire de persécution. Il avait également le senti¬ment que la réalité était fondamentalement incer¬taine, sujette à caution, et même qu'elle pouvait s'effondrer. Quoique dans sa profession et parmi ses amis, il s'affirmait comme tout le monde, il mourut jeune de la tuberculose, ce qui est peut- être un symbole car cette maladie était assimilée à la consomption.

Dans ses romans et ses contes il exprime ce qu'il ressent : le monde est incertain, insondable, et hos-tile vis-à-vis de l'individu. Il est rempli d'organisa-tions puissantes dont les maîtres d'oeuvre, évidem-ment, régissent totalement l'existence. Si, comme auteur, il est tellement apprécié, cela est dû à ce que, tout comme un sismographe, il enregistre toujours l'état d'esprit de beaucoup de gens et les idées qu'ils se font de la vie.

Mais il existe un autre Kafka en dehors de cette sombre figure. Dans les cent dix aphorismes : Considérations sur le péché, la souffrance, l'espoir et le vrai chemin, nous rencontrons un Kafka positif, en général tout à fait inconnu. Il est clair qu'il a fait des expériences familières à tous les chercheurs. Il écrit que ces aphorismes résultent d'une vision particulièrement claire. Il y parle toujours de ce
qui est « indéfectible » en l'homme. Il est clair qu'il a vécu lui-même cette vérité.

L'aphorisme 17, par exemple, affirme : « C'est un endroit où je n'avais encore jamais été, la respiration y est différente, il y rayonne une étoile plus éblouissante que le soleil. »

Kafka avait atteint une étoile, une lumière d'une tout autre dimension, qui rayonnait plus clairement que les plus puissantes lumières du monde des apparences — lesquelles, toujours, s'anéantissent. Ce qui ne peut disparaître, ce qui est inattaquable, tout ce qui appartient aux plus secrètes profondeurs de l'être humain, ce qui constitue le fondement de sa vie, tout cela peut demeurer insoupçonné de lui. Aussi l'aphorisme 50 déclare-t-il : « L'homme ne peut pas vivre sans une confiance inébranlable en quelque chose qui serait, en soi, incontestable, même si l'incor¬ruptible en lui, et la confiance inébranlable lui demeurent toujours cachés. »
Pourquoi cela lui reste-t-il toujours caché ? Parce qu'il faut qu'il en trouve les « moyens d'expres¬sion, » tandis qu'il se cramponne à des choses qui ne s'y accordent pas du tout.

D'où l'aphorisme :
L'un des moyens d'expression de cet aspect caché est la foi en un dieu personnel. »

L'être humain projette ce qu'il a de plus intérieur en dehors de lui, et se crée des circonstances externes dont il attend son salut. Pour éprouver ce qui est intangible en lui, il vaudrait mieux qu'il repousse ses projections et finisse par les enrayer. Il devrait cesser de se cram-ponner à des représentations extérieures. Alors ce qui est intérieurement inviolable en lui se manifes-terait, et il pourrait alors le remarquer. Nietzsche affirme : « Dieu est mort ». Oui, quand on est en mesure de faire mourir toutes les représentations d'un dieu extérieur auquel on se raccroche. Ce n'est que lorsque nous trouvons intérieurement dans l'incorruptible, que nous nous libérons. Et encore une fois: « L'homme ne peut vivre sans une confiance inébranlable en quelque chose d'incontestable en lui, même si l'incorruptible et la confiance inébranlable lui restent cachés. L'un des moyens d'expression de cet aspect caché est la foi en un dieu personnel. » La condition essentielle pour que l'extérieur puisse rejoindre l'intérieur est le désir d'éprouver l'intérieur.

Aphorisme 16 : « Une cage allait à la recherche de son oiseau.»

Ce langage imagé ne saurait nous échap¬per : en tant qu'ego, nous sommes la cage du libre et impérissable oiseau qui demeure en nous. Mais cet oiseau, nous ne le voyons pas encore. Il appartient à une autre dimension que celle du monde de la cage. Pour celui qui désire voir cet oiseau il n'est qu'un moyen qui est de se trouver assez fort pour aller à la recherche d'un seul objectif : deve¬nir cet oiseau. Nous aspirons à ce qui est immortel en nous : l'essence même de notre identité, ce libre oiseau dont nous empêchons le libre essor — cet oiseau dont nous ne sommes même pas conscients. Et cependant, sans le désir de la cage pour son oiseau, nous ne saurions jamais trouver l'incorrup-tible. Pourtant, grâce à notre désir, nous pouvons nous en approcher peu à peu. Comment ?

L'aphorisme 27 nous le révèle en une belle formule : « Si nous sommes contraints d'agir toujours de façon négative, agir positivement nous est toutefois donné. »

Ce qui est positif, incorruptible, existe en nous intérieurement. En général nous ne le percevons pas. Pourquoi ? Les tracas quotidiens auxquels nous consacrons toute notre énergie nous le cachent ; ou bien notre croyance en un dieu personnel ou plus généralement en des instances ou des sauveurs extérieurs. Nous en attendons du secours, nous les vénérons et nous les maintenons en vie de toute l'énergie de notre âme. Il nous appartient alors de reconnaître et d'écarter de notre chemin toutes ces illusions, ces espoirs et ces angoisses qui en résultent. Agir négativement est dans notre nature ; renoncer à cette attitude libère en nous ce qu'il y a de positif, et cela nous est possible car le positif nous est toutefois donné. L'incorruptible en nous devient alors conscient et actif si l'on se débarrasse de tout ce qui fait obstruction.

La formule qui conduit à l'accomplissement est donc bien « Même si nous sommes contraints d'agir toujours de façon négative ; agir positivement nous est toutefois donné. » Se débarrasser de tout le négatif et de tous les obstacles que sont nos espérances et peurs illusoires, est reconnu comme un travail comparable à celui de Sisyphe, obligé de pousser un gros rocher, qui toujours retombe, jusqu'en haut d'une montagne. On croit s'être débarrassé d'une illusion et d'une angoisse, et voici qu'elles réapparaissent soudain, apparemment aussi fortes qu'avant. Elles semblent dissipées mais voilà qu'il s'en montre d'autres du même modèle et qui exi-gent toute notre attention !

Aphorisme 15 : « C'est tout à fait comme un chemin en automne : à peine est-il nettoyé qu'il est de nouveau recouvert de feuilles. »kafka1.jpg

C'est vrai, mais cet exemple n'est pas tout à fait probant. Car, bien que cer¬tains lieux aient été balayés, de nouveaux obstacles surgissent, il s'agit néanmoins de feuilles mortes dénuées de force vitale et de droit à l'existence. Et surtout arrive le moment où l'arbre ayant perdu toutes ses feuilles, il n'y a plus besoin de balayer. Et maintenant c'est le sûr et intangible, le pur et sublime qui agit dans l'âme de façon consciente. Un autre aspect de ce nettoyage a lieu dans la vie quotidienne, dans les situations les plus inatten¬dues. Les illusions et les angoisses peuvent surgir à tout moment. Ce ne sont pas toujours de terribles tensions nécessitant de faire des efforts héroïques, ou d'affronter courageusement de grands coups du sort. La fréquentation journalière de certaines per¬sonnes, les attitudes envers les choses et situations représentent autant de leçons qu'il faut apprendre. Aphorisme 1: « Le véritable chemin suit un fil qui ne s'élève pas dans les hauteurs mais reste au ras de la terre.

Il semble destiné à nous_faire plutôt trébucher qu'avancer, La vie est ce fil que suit le vrai chemin. Le chercheur désireux d'une vie grandiose y trébuche à chaque pas et tombe à plat sur le sol. Mais c'est ainsi qu'il reconnaît ses illusions et ses angoisses. Pendant ce nettoyage, il oscille entre remords et amour-propre, or ces deux sentiments lui font obs¬tacle. Souvent il a l'impression de ne pas progresser et ne n'avoir rien atteint. Il s'adresse des reproches et considère qu'il échoue lamentablement.

Aphorisme 42 : « Baisse ta tête pleine de répugnance et de haine. »

Le chercheur pénétré d'aversion et de haine de lui-même peut aussi tomber dans l'orgueil et l'arbitraire de sa volonté personnelle. Néanmoins quelques résultats sont possibles : de petites ou grandes perceptions de son propre état d'esprit, l'impression de progresser un peu sur le chemin. Le profil de l'oiseau dans sa cage com-mence à se dessiner, ainsi que la conscience d'une certaine proximité de l'incorruptible en lui. Le chercheur est fier de son travail et de ce qu'il a atteint. Le doute, cependant, le doute correcteur apparaît.

Aphorisme 37 : « La prétention d'avoir peut-être un acquis est erronée, ce n'est que frissons et palpitations du coeur. »

Tous les progrès ainsi que les résultats de l'introspection forment un bel acquis dont on peut être fier. Mais quelle est l'utilité, de quelle aide sont les connaissances et progrès extérieurs si rien n'a changé à l'intérieur de soi ? Si ne se concrétise pas « être authentique », l'incorruptible ? Heureu-sement, l'inquiétude corrige l'orgueil de ce qui a été acquis : malgré tous les efforts, il n'y a pas de changement dans les profondeurs et l'on n'a fait qu'entasser des connaissances. L'« être vrai » est déterminant, non l'acquisition de connaissances. Tout ce travail a-t-il été fait pour rien ? Cette question donne des frissons et fait palpiter le coeur. Or il est bon que cette interrogation, qui remet les choses en question, nous accompagne tout au long du chemin. Ai-je véritablement changé ? L'incorruptible opère-t-il intérieurement en moi de façon notoire ? « N'est-ce que frissons et palpitations du coeur ? » Mais toute action du chercheur fait naître de nouveaux concepts sur lui-même et sur la vie. Il remarque, par exemple, que son existence, ses pen-sées, ses sentiments, ses volontés et ses faits et gestes ne correspondent pas à l'incorruptible, à l'immortel en lui, à cet endroit où rayonne une étoile plus clair qe le soleil. Comparée à cette lumière, sa vie quotidienne ordinaire n'est que ténèbres, des ténèbres insupportables et si sombres qu'elles donnent l'envie de mourir. L'ancienne vie n'est plus supportable et l'autre n'est pas à votre por¬tée.Vous vous méprisez de ne pas vouloir mourir intérieurement ; vous vous demandez si la vieille prison que vous détestez ne se transformera pas en une nouvelle geôle dont vous aurez aussi la haine. Un petit reste de foi oeuvre pourtant et, au cours du transport, arrive le maître sur le chemin qui regarde passer les prisonniers et dit : « Celui-là, ne le remettez pas en cellule, il vient avec moi. »

Aphorisme 13.
D'après les bouddhistes cela signifierait l'entrée dans l'intangible, le nirvana, l'élévation au-dessus de la roue des naissances et des morts, la libération de la loi des réincarnations. Qui comprend que tout sur cette terre est éphémère prend congé de cette vie, meurt à son orgueil et à tout ce qu'il attendait de son être naturel. Alors il entre dans le domaine immuable. Il n'a plus honte de n'avoir pas voulu mourir de cette mort intérieure volontaire, comme Kafka le décrit, et d'avoir supplié de parve-nir à des conditions de vie différentes. A la place des ténèbres, la Lumière apparaît progressivement. Le maître examine les prisonniers : l'un se sent appelé et se rend compte de sa chance de n'avoir plus à être enfermé dans un corps et prisonnier du monde mortel.
De telles considérations viennent à l'esprit du chercheur comme autant d'expériences intérieures en apprenant à suivre le fil du droit chemin. Il n'y a pas de connaissances à acquérir, pas de longs efforts de méditation à faire, aucune doctrine et aucun dogme auxquels s'attacher.

Aphorisme 78 : « A peine l'esprit du chercheur est-il libre qu'il cesse d'être son propre point d'appui. » Kafka1906_resized.jpg

Si sa conscience est rivée à ses anciennes expériences et théories pour être bien dans la vie, il s'interdit ainsi de travailler et d'élaborer intérieurement le nouveau. Il vaut mieux tout laisser tomber afin que l'Esprit nous pénètre et nous change. Laissons l'Esprit libre d'agir et d'oeuvrer en nous, c'est unique¬ment ainsi que l'incorruptible peut agir. Si nous réussissons à renoncer à tout, nous remarquons que l'Esprit, l'incorruptible, nous porte. Ne domine plus que notre peur de disparaître dans le néant si nous abandonnons nos dogmes et nos croyances, peur comparable à celle de l'homme qui ne sait pas nager et qui avance dans l'eau. S'il a confiance que l'eau a la capacité de le porter et qu'il saura réagir de la juste manière, il se mettra soudain à nager et sentira que l'eau le porte : sensation merveilleuse.

Aphorisme 76 : «Je sens que je ne vais pas jeter l'ancre ici, et immédiatement je me sens environner par des flots mouvants qui me portent!»

Dès que nous réussissons à ne pas vouloir nous agripper à l'incorruptible, ni à jeter l'ancre, ni à chercher aucun appui mais à laisser l'Esprit agir en nous librement, nous éprou-vons qu'il nous porte, qu'il nous entoure comme un flot où nous nageons. Le plus grand obstacle sur cette voie c'est de vouloir se saisir de l'incorrupti¬ble de peur de disparaître dans le vide.

Aphorisme 2 : « Toutes les erreurs humaines pro-viennent de l'impatience : le fait d'interrompre préma-turément toute systématique, de vouloir apparemment retenir des choses apparentes. » L'impatience est la tendance à se procurer une certitude dans ce qui n'est que temporaire, de pouvoir être délivré par une chose apparente : un dogme, une illusion, la foi, un homme-dieu, la science, une idéologie, la puissance, la tentative de vouloir retenir toutes ces choses apparentes. Nous n'avons jamais vraiment la patience de laisser l'incorruptible élaborer et réaliser son plan. Dans notre impatience, nous nous hâtons, perturbant ainsi le développement prévu et faisant disparaître l'«incorruptible ».
Contre cette erreur s'élève

l'aphorisme 69 : « Théoriquement, il existe une possibilité totale de bonheur : croire intérieurement en l'incorruptible, et cela sans effort.»

Une possibilité totale de bonheur, sans vouloir, dans son impatience, saisir l'insaisissable, le manipuler par certains entraînements, contraindre l'Esprit — comme si c'était possible — à devenir son propre point d'appui. Et au lieu de cela, rester tout entier ouvert à l' « incorruptible » et à son action, sans chercher à manoeuvrer, mais se sentir porter comme par un fleuve. Cet aphorisme dénote la pureté inaltérable de Kafka sur le sujet. Il sait que la possibilité du bonheur est théorique et prématurée. Comment, en effet, s'extraire de la gangue terreuse et chasser toute peur et impatience ? Cependant, qui perçoit ce bonheur possible va progressivement se créer un libre espace et renoncer à l'impatience. Alors le bonheur sera vraiment possible en prati¬que : il suffira de croire intérieurement en l'incorruptible et cela sans effort.

Ces expériences de Kafka jettent une lumière nouvelle sur ses adages. Il est clair qu'il n'a pas seulement voulu rendre le manque de perspectives qu'offrent l'existence, son insignifiance et notre sentiment de culpabilité. Au contraire, il nous en libère par l'analyse qu'il fait de ces « choses appa-rentes » : les certitudes de la foi et les mensonges de la vie qu'il démasque.
Kafka y réussit parce qu'il a trouvé le point où Ar-chimède plaçait son levier hors du monde transi-toire : l'inviolable « incorruptible». De ce point de vue, l'oeuvre poétique de Kafka jette une lumière nouvelle sur ses expériences. Il est clair qu'il n'a pas seulement voulu rendre l'absence de perspec¬tive qu'offre notre existence, notre sentiment de culpabilité ainsi que l'insignifiance de ce monde. Au contraire, il nous en délivre en analysant et démasquant l'apparence de toutes choses ici-bas. Kafka y parvient parce qu'il a trouvé le point où Archimède plaçait son levier hors du transitoire pour soulever le monde : dans l' « incorruptible et inviolable ». De ce point de vue l'oeuvre de Kafka nous libère de l'illusion que ce monde transitoire est chargé de sens et mérite notre confiance. Ses écrits sont des antidotes aux tendances eupho-riques de notre époque, lesquelles déclarent que les hommes mortels seraient des dieux, sauvés, libérés, et qu'il suffit de s'en remettre à l'action du divin. Rien n'est moins vrai ! L'idée même de n'être pas immortel, la reconnaissance de notre état parfaitement terrestre bien que nous soyons dotés d'un très haut pouvoir émotionnel et intellectuel, l'impression d'être en quelque sorte « coupables » parce que « corruptibles », fait réfléchir ! Et c'est alors qu'une nouvelle manifestation de l' « incorruptible », de l' « éternel », est possible.

Qui pressent la présence en lui de l' « incorruptible », ou l'a déjà reconnue, la soupçonnera ou reconnaîtra en d'autres personnes, si bien qu'il dira avec les aphorismes 70 et 71 :
« L'incorruptible est un ; il est en chaque individu et en tous parce qu'il est le lien indéfectible entre tous. »

Si l'on perçoit les choses ainsi, la relation envers soi-même et les autres change. Pour donner de l'espace en soi à l' « incorruptible », l'on s'écartera du monde transitoire et comprendra que l' « Esprit » relie tous les humains entre eux.

Aphorisme 60 : Celui qui s'écarte du monde aime tous les hommes car il se tient loin de leur monde. Il commen¬ce à pressentir que l'essence même de l'homme ne peut être qu'amour, à condition qu'il en soit digne. »
Le message inégalable est donc celui déjà cité :

« Théoriquement la possibilité du bonheur existe réelle¬ment : croire intérieurement à l'incorruptible, et cela sans effort »

Publié dans Franz Kafka

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